L’étranger qui pense les conditions de possibilité de sa vie en tant qu’étrange, qualité incrustée dans la surface de la langue elle-même, fait l’expérience d’une existence à la dérive, toujours à la marge d’une région à laquelle il n’appartiendra jamais. Si nous nous rejoignons dans les enjeux de notre ressemblance et de notre différence, marque fondamentale des débuts de la conscience moderne, pour l’étranger, la différence est la ressemblance et la ressemblance est la différence. Le manque, la nostalgie d’un passé pacifié et agréable – la saudade, comme nous le disons en portugais –, insuffle un esprit de communauté et une envie de réunion, et nous rappelle que le statut de l’étranger est toujours, en quelque sorte, provisoire : la différence est donc restituée à la différence et ressemblance à la ressemblance, quoique temporairement. Certains, notamment les partisans d’une pensée individualiste, les prophètes du libéralisme, préfèrent même croire que nous sommes tous étrangers, membres d’un groupe auquel nous n’appartiendrons pas, dépendant, donc, de la culture en tant que mécanisme sociale de la relation, producteur d’identification entre sujets multiples. Toutefois, affirmer la différence peut être aussi un puissant antidote anticolonial et anticapitaliste : réagir contre la pasteurisation des cultures signifie marcher à rebours de l’inflation vertigineuse du marché consommateur et l’aliénation des masses. Dans ce cas, le lieu toujours à la frontière de l’appartenance, autorise aussi à l’étranger la non adhésion aux codes culturels établis (une sorte de droit tacite à l’évasion) et une négation stratégique de la vie immuable et rigide. L’étranger, au sommet de l’angoisse de la solitude et de l’isolement, sur la surface fragile de la permanence, bénéficie d’une vie en transit, malléable, toujours en adaptation et en formation. Ainsi, pour l’étranger, le futur, toujours un grand inconnu, est l’entité du temps à laquelle il s’identifie et à qui il fait confiance.
Étrangeté, nostalgie, dissemblance, contre-colonialisme, mutabilité, termes évoqués plus haut pour décrire la vie de l’étranger, sont des mots qui émergent spontanément de la confrontation directe avec l’œuvre de Francisco Hurtz. L’observateur attentif, sensible aux conséquences psychiques du déplacement, capture la nature universelle des sentiments qui constituent la matière-première de Hurtz : artiste autodidacte, son école est le regard et le toucher, et sa maison est son corps perdu dans le monde. Autant que faire se peut, il occulte le visage de ses personnages et les met en situation de tension musculaire ; parfois, ils s’évanouissent dans des paysages soigneusement construits, souvent exempts de points de repères ou de référentiels géographiques ; l’abîme est un thème fréquent et la solitude s’érige en un état d’âme qui devient image. Le sens de l’échec, transmis par ses figures, fait la gloire du sujet commun, qui voit d’un œil récalcitrant son quotidien se dérouler comme une séquence de jours anodins. L’attention donnée à la couleur est, certes, son outil plastique le plus efficace pour l’obtention d’un tel effet : l’application de grandes zones de couleur, qui s’interrompent avec une précision quasi mathématique, sans jamais s’extraire des incongruences de l’espace. Son œuvre revendique également une filiation à une certaine tradition de peinture métaphysique, notamment celles produites en Italie et en Allemagne pendant les années 1930 et 1940, entre les grandes guerres, lorsque le monde observait une rétraction du comportement et un investissement dans les aspects insensés de la psyché. L’intelligence des images créées par Hurtz réside justement dans sa façon de reprendre cette configuration plastique pour contourner son objet : le thème n’est ni le rêve et son travail, ni les routes vertigineuses du délire, mais le sujet face aux drames d’être ce qu’il est, puisque le réel (et non pas la réalité) s’impose avec toute sa force et sa perturbation. Une voile d’éloignement de soi-même semble toujours reposer sur ses figures, mêmes dans les nu masculin, genre de sa prédilection.
Invité à écrire ce texte pour une exposition intitulée L’Étranger, ouverte à Pigalle, célèbre quartier parisien, je n’ai pas pu m’empêcher de revisiter ma propre expérience en tant qu’étranger dans cette ville, lorsque l’Europe vivait (et vit toujours) une crise d’immigration atroce. Bénéficiant d’un extraordinaire réseau de soutien, fréquentant une élite intellectuelle et universitaire, je n’observais que de loin la situation d’un nombre significatif d’étrangers qui mettait en fonctionnement les engrenages de la ville, malgré la pénurie et la précarité de leurs vies. J’assistait, donc, jour après jour la transformation massive de l’étranger en immigrant. La recherche pour des conditions de vie dignes, la recherche de la joie, est capable de nous faire conclure que le fait d’abandonner notre lieu d’origine est la meilleure décision à prendre. Le prix de l’abandon est, parfois, l’anéantissement, la renonce de soi, le manque de droits et la perte des desseins. C’est alors que la vie de l’étranger devient une recherche infatigable pour la rencontre d’un moi déplacé, fuyant, continument ailleurs. Le lieu de l’étranger, tel que Francisco Hurtz le dépeint, rassemble maintes fois à un espace vide, une lacune à l’espérance d’être remplie.